Interview par Albert Richon parue dans Actualutte N°34 (Mars 2013).
Au coeur de l’identité culturelle de la Seine Saint-Denis, le groupe Première Ligne s’inscrit directement dans une tradition de rap conscient issu des premiers textes de NTM jusqu’aux réalisations d’Anfalsh au début des années 2000.
Première Ligne, c’est trois personnages, à l’identité ancrée dans ces racines du 93. Reçu par Skalpel, Actualutte a réalisé une interview pour comprendre comment ce groupe perçoit-il son engagement, comment sa dynamique artistique s’inscrit directement dans une tradition des luttes populaires. Très rapidement, E-One, autre membre du groupe, nous a rejoints dans la discussion.
Skalpel, ça fait 18 ans de rap, 18 ans que tu milites à travers un engagement artistique. Est-ce qu’en 18 ans, les thèmes abordés sont les mêmes ? Comment l’adolescent qui rappait a forgé l’adulte qui aujourd’hui s’inscrit dans cette tradition du rap conscient?
«Les thèmes restent sensiblement les mêmes. C’est la manière de les aborder qui change. Quand tu as 20 ans et que tu exprimes une pensée, à 30 ans, celle-ci est plus argumentée et précise. Sur ma carrière, j’ai surtout un regard tendre. Ce dont je me souviens, de quand j’avais 15 ans et de mon envie de rapper, de ce truc qui te tient au corps, c’est qu’aujourd’hui, à 33 ans,
quand il est question d’enregistrer, d’écrire, de rapper, je me sens comme un môme, c’est une réelle excitation.»
Tu nous présentes ton label et le groupe Première Ligne?
«Le groupe est composé de trois personnes: Moi, Skalpel, anciennement du groupe La K-Bine, E-one, du groupe Eskicit, et Akye, qui a créé le Webzine et plateforme militante Bboykonsian. Au départ, dans le groupe la K-Bine, Akye nous a rejoints pour mixer et E-One venait poser avec nous de temps en temps. Après l’arrêt de la K-Bine, il fallait trouver un nouveau groupe ensemble, et l’idée de Première Ligne est apparue très rapidement.»
Une carrière déjà importante, avec comme tu le rappelles, un album sorti presque chaque année. Le prochain album éponyme,
« Première Ligne », ça ressemble un peu à une bombe artisanale lâchée dans une jungle formatée qu’est celle du rap français
non?
«Le côté artisanal, clairement ! On n’a aucune aide, on reçoit rien, notre seule subvention, c’est notre sueur. Donc ouais, artisan parce que le produit, c’est le nôtre, on n’exploite personne. C’est vrai qu’on aimerait vivre de notre art, mais c’est compliqué. L’idéal il est là. Par rapport au rap français, je n’ai pas d’avis particulier, c’est la réception du publique qui le placera dans telle ou telle catégorie. Après, évidemment, c’est du rap indépendant, dense, un peu sombre. Mais c’est surtout le travail de trois personnes qui peuvent clairement s’identifier aux morceaux. »
Vous pouvez nous en dire plus, notamment sur les morceaux?
SKALPEL: «C’est un album qui fait suite au maxi "Non-Standard" sorti il y a quelques mois sur lequel on retrouve de nombreux
invités. Là, l’album, c’est 18 titres 100% Première Ligne : aucun invité. L’ensemble de la réalisation a été réalisé par nous-mêmes. Seuls quelques proches sont venus nous aider pour finaliser le produit.»
E-ONE: «La couleur de l’album, c’est avant tout notre identité. C’est la personnalité de Skalpel, d’Akye et la mienne qui produit une alchimie et c’est avant tout ça l’album. C’est aussi l’histoire de la guerre : qu’est-ce que c’est que d’être en guerre dans cette société, d’être dans une posture de lutte permanente. Le fond ne change pas c’est juste la configuration.»
SKALPEL : «Donc, c’est forcément un album engagé. Plutôt que de conceptualiser l’album, comme pouvait l’être "Chroniques de la guerre civile", là, on a décidé de mettre en avant nos personnalités pour montrer comment on vit le 93 aujourd’hui, comment on se comporte dans ce monde. Le fait d’être plus mûr et d’être décomplexé sur beaucoup de sujets, ça permet à l’album de présenter un engagement permanent.»
Tu veux nous parler de ton premier ouvrage : «Fables de la mélancolie»?
SKALPEL: «C’est un recueil de nouvelles, c’est surtout la continuité de certains morceaux que j’ai pu concevoir après plus de 15 ans de rap. Parfois autobiographique, c’est le récit de mes souvenirs, de mon parcours, de mon imagination.»
Ce qui est intéressant tout particulièrement c’est que tu cristallises l’ensemble des engagements militants qu’un homme peut avoir : art de rue, concerts de soutien, travail auprès d’enfants, investissement dans la communauté locale, engagement idéologique, écriture. Sur quels ressorts justement idéologiques t’appuies-tu pour trouver les ressources intellectuelles à ton combat?
SKALPEL: «On s’inscrit modestement dans la continuité de certaines luttes. Ça dépend beaucoup des sensibilités respectives. Moi qui suis un fils de réfugié politique, fortement imprégné du militantisme, je me suis construit avec cet héritage et j’essaie aujourd’hui, avec mon propre parcours, de le retranscrire dans mon engagement. D’avoir grandi dans un quartier populaire m’a aussi offert un regard différent qui vient s’ajouter à mon histoire.»
E-ONE: «Ça fait plus de dix ans que l’on parcourt le monde du rap ensemble, et d’être en mouvement perpétuel, dans un échange constant, ça nous permet aujourd’hui d’articuler une pensée qui elle-même n’est pas figée. Cette dynamique nous a permis d’acquérir une maturité importante pour nos engagements.»
SKALPEL: «C’est une alchimie avant toute chose. Première Ligne, ce n’est pas un point de départ en tant que tel, c’est surtout un résultat. C’est la rencontre entre trois personnes qui se sont construites individuellement, qui partagent le même avis sur des questions qui nous sont essentielles.»
E-ONE: «On est des héritiers de la lutte des classes, des luttes de décolonisation, des révoltes dans les quartiers. Profondément anticapitalistes et libertaires, on est réunis autour de cet idée. Notre lutte, elle est essentielle, mais elle n’est rien à côté de notre goût pour la liberté et pour le respect de celle des autres. C’est cette conception qui va façonner nos vies.»
SKALPEL: «C’est un mode de vie, ce n’est pas notre art qui s’adapte à nos vies, mais c’est nos vies qui s’adaptent intégralement au fait que l’on fasse de la musique engagée. C’est un choix politique, c’est un choix de vie.»
Outre les concerts de soutiens, comment se traduit au quotidien ton engagement militant?
SKALPEL: «Déjà, c’est de résister ! De résister au charbon : comment survivre au quotidien. La résistance, c’est quelque chose de très concret. Dans notre rapport aux gens : quand on prend le métro, quand notre chef s’adresse à nous, la façon dont tu vas te comporter qui déterminera si oui ou non, tu t’inscris dans cette dynamique de résistance. Après, tout ça permettra ou non de s’investir dans des luttes différentes. Mais le point central, c’est ton comportement envers autrui. Ça ne sert à rien d’être dans une organisation qui veut changer le monde si déjà, tu te comportes comme une merde avec les autres.»
E-ONE: «notre liberté, c’est ce qui nous guide. Et notre liberté, avant tout, c’est de créer. C’est ce qui va nous guider et façonner
aussi nos vies.»
Quel regard portes-tu sur la Seine Saint-Denis du 21ème siècle et toutes ces zones prioritaires qui fleurissent au gré des élections ?
SKALPEL : «Le 93, c’est indissociable de notre identité, de ce que l’on est. Je ne l’ai pas perçu pendant longtemps, mais je me
rends compte aujourd’hui à quel point cette partie du territoire m’a transformée. Venir du 93, c’est autre chose. C’est un département atypique, qui a une portée symbolique telle qu’elle dépasse ce que l’on peut imaginer. Ici, il y a une culture propre, au même titre que d’autres régions de France. Une histoire complexe, qui remonte à très longtemps : une population pauvre et immigré. C’est là où se croisent toutes les mémoires de toutes les luttes : les luttes ouvrières, les luttes de l’immigration, la Guerre d’Algérie, les luttes des quartiers populaires, les luttes contre le chômage de masse, les problèmes liés à
l’urbanisme.»
On s’est croisés à un concert de soutien en la mémoire de Malik Oussékine, on te voit souvent au sein des comités qui luttent
pour la libération de Georges Abdallah. Pourquoi, pour toi, ces luttes sont-elles si importantes?
SKALPEL: «Je tiens à revenir sur la libération de Georges Abdallah. Je suis personnellement très heureux que Georges sorte de
prison.* Ca fait plusieurs années que l’on soutient sa libération, au même titre que les prisonniers basques et ceux d’Action
Directe. Avec nos modestes moyens, on est fiers d’avoir pu contribuer à la libération de Georges. Une fois de plus, il n’y a que la solidarité qui paie. Cette solidarité, les prisonniers la ressente, et c’est aussi pour ça qu’on s’investit.»
*NDLR : A L’EPOQUE OU L’INTERVIEW A ETE REALISEE, LA JUSTICE AVA IT DECIDE DE LIBRER GEORGES IBRAHIM
ABDALLAH. ELLE EST DEPUIS REVENU SUR SA DECISION. ACTUA LUTTE SERA AU PLUS PRES DES EVOLUTIONS ET
NOUS ESPERONS QUE PROCHAINEMENT, GEORGES IBRAHIM ABDALLAH SERA LIBRE.
Qu’est-ce qui te donne également l’envie de t’investir actuellement?
SKALPEL: «Actuellement, on se mobilise surtout pour les prisonniers de Villiers-le-Bel, les frères Kamara. Là encore, c’est du concret : faire des concerts, faire des sous, leur envoyer pour les aider. On s’investit aussi beaucoup contre les violences racistes et policières. On aide les collectifs à récolter des fonds pour envoyer ensuite aux familles qui souffrent de ces situations.»
Alors pourquoi « Première Ligne » au singulier?
E-ONE: «C’est parce que, la Première Ligne de front, c’est nous !»