"Rap against the machine" par Sébastien Navarro paru dans CQFD N°103 (Septembre 2012).
Entre flicage permanent et éruptions intermittentes de fièvre médiatique, la banlieue cherche des failles pour dealer ses colères en contrebande. Et si créer c’est résister, l’adage gagne en force quand on maîtrise la chaîne menant de la fabrication à la diffusion de son art dissident.
Un badaud : « Et vous, vous faites quoi ? » « Nous, on fait du rap militant et libertaire. » « Ah bon ? Ça existe ça ? », fait le type, dubitatif. Skalpel sourit. Derrière lui, une affiche en noir et blanc annonce la couleur : « Nous sommes en guerre pas pour la paix mais la victoire ! » Au-dessus, le nom de sa nouvelle formation musicale : Première ligne [1].
Une sémantique proche du jargon insurrectionnel et de la guerre civile qui, selon certains, se tisse et se trame dans les banlieues. On s’en doutait, Première ligne est un trio qui donne dans le rap hardcore. Aux manettes, on trouve DJ Akye, tandis qu’ils sont deux à se partager le micro : E.One (ancien du groupe Eskicit) et Skalpel (ancien de la K-Bine). « On fait un rap français engagé, histoire de montrer que le créneau n’est pas seulement occupé par le rock ou le punk. On revendique une musique indépendante et alternative, dans laquelle on essaie de mixer nos aspirations libertaires aux revendications des banlieues », explique Skalpel. Les textes plongent donc leurs racines dans le béton de ces grands ensembles urbains qui bouchent l’horizon outre périph’. Sauf que là où certains se bornent à des descriptions sans fin d’un quotidien misérable (chômage, racisme, harcèlement policier), le trio est déjà passé à l’étape suivante : la contre-offensive sociale.
Pour fournir l’artillerie lourde, les lascars ont mis en place une structure, BBoyKonsian , un média alternatif protéiforme. Skalpel : « Sur internet, la plateforme BBoyKonsian est là pour essayer de fédérer la scène rap militante et alternative. » Pêle-mêle, on y trouve des news, des sons, des forums mais aussi des textes critiques et des brochures à télécharger. Parallèlement, le site prend en charge une partie de la distribution musicale avec son espace réservé à la vente en ligne. L’idée étant de maîtriser les processus de création, production et diffusion en faisant la nique aux circuits commerciaux traditionnels. Enfin, depuis peu, BBoyKonsian s’est lancé dans l’édition. Trois livres sont déjà publiés dans la collection « Béton ArméE » , des bouquins secs et nerveux, entre fiction et chronique sociale, avec toujours la banlieue en toile de fond [2]. Des livres pas chers, « car le public qu’on vise n’a pas forcément la thune ».
Entre soirées de soutien aux frères Kamara de Villiers-le-Bel, concerts pour les sans-paps et une fête de la musique édition 2012 célébrée… à 500 mètres de la prison de la Santé, les animateurs de BBoyKonsian ont à cœur de garder un maximum de lucidité sur les idées qu’ils portent et les personnes à qui ils s’adressent. « La dépolitisation dans les quartiers, tu la ressens évidemment. Lorsqu’on tient des tables de presse, on vend des keffiehs parce que les jeunes qui nous écoutent s’identifieront plus facilement à la cause palestinienne qu’à la révolution espagnole de 36 », analyse Skalpel.
Fils d’immigrés uruguayens anciens Tupamaros, notre rappeur n’est pas dupe des soubassements racistes sur lesquels se basent les récents soubresauts laïcards : « Regarde ces activistes prêts à faire 5 000 km pour aller soutenir les Indiens du Chiapas – qui ont leur propre spiritualité chamanique – et qui font la grimace lorsqu’il s’agit de donner un coup de main aux musulmans des banlieues parisiennes. On peut avoir une critique politique de la religion, mais ça ne nous empêche pas de lutter au côté de gens qui ont une certaine spiritualité. »
[1] La prochaine galette, éponyme, est attendue pour décembre.
[2] 2030 : Nouvelles d’un monde qui tombe (Collectif), Le Théorème de la Hoggra (M. Rigouste) et Fables de la mélancolie (Skalpel).