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Interview de AP2P: M-1 (Dead Prez) & Bonnot




Interview de AP2P: M-1 (Dead Prez) & Bonnot

« Think like water »
Entretien avec M-1 et Bonnot de AP2P (All Power to the People)


Lors de la venue de AP2P à Paris en mai dernier, nous avons pu interviewer ses membres. Leur concert a eu lieu à la Parole Errante à Montreuil-sous-Bois. Au cours de cette interview, nous avons pu aborder les thèmes de leur engagement, de leurs traditions politiques ou encore du mélange des genres musicaux. C’est une interview dense qui nous montre deux figures politiques et musicales aux parcours différents et qui se considèrent chanceuses de s’être rencontrées.









Bboykonsian : Pour commencer, j’aimerais savoir qui est AP2P ? Comment est né votre projet ? Comment la connexion entre Bonnot et M-1 de Dead Prez s’est-elle faite ? Est-ce par le biais politique ? Musical ? Présentez-vous.

M-1 : AP2P, All Power to the People [Tout le pouvoir au peuple] est la collaboration de Walter Bonnano connu sous le nom de Bonnot et de moi-même, Mutulu Olugbala plus connu sous le nom de M-1, moitié de Dead Prez. Bonnot est issu du crew Assalti Frontali où il officiait en tant que producteur. Sur le plan politique je suis pour ma part issu du African Liberation Movement [Mouvement de Libération Africain] aux États-Unis où j’ai pu apprendre à utiliser la culture comme une arme politique. C’est peut-être sur ce point que Bonnot et moi avons convergé. Notre première collaboration s’est produite après que Bonnot ait contacté Dead Prez, c’est-à-dire moi-même et mon partenaire Stic man, big up à lui, pour faire le titre « Let’s get organized » qui est sorti sur son EP Intergalactic Arena ce qui nous a permis de rencontrer une foule d’artistes, pas nécessairement des révolutionnaires de terrain mais qui avaient tout du moins des choses à dire sur l’état de la société à travers leur hip-hop. À partir de là, nous avons été invités à jouer dans différents endroits en Italie et notamment au centre social Paci Paciana à Bergame…

Bonnot : C’est de là que vient Signor K, connu pour l’album Jackanapes. Ça te dit quelque chose ?

BBK : Ouais, grave ! Mes potes et moi, on l’a accueilli à la maison lorsqu’il est venu jouer à Paris ! Mais je t’avoue que je ne connais pas bien sa musique…

B. : J’étais à la prod’ sur le projet Jackanapes. Pour revenir à la formation de AP2P, M-1 a participé à trois dates de l’Intergalactic Arena Tour. Pendant les jours « off », on était posés au studio et on a sorti le morceau « Real Revolutionaries » qui pour moi, au moment de la production, était une tuerie !

BBK : Le son avec General Levy ?

B. : Oui, c’est ça. Tous les deux on bosse ensemble depuis sept ou huit ans. On fait très régulièrement des concerts de jungle en commun en Italie

BBK : D’accord. C’est plus clair. Et les connexions politiques entre M-1 et toi ?

B. : Pendant les trois dates auxquelles il a participé, M-1 a pu voir ce que nous faisions au-delà de la musique et c’est là que la réelle connexion s’est faite… On a décidé de faire un morceau, puis un EP puis on s’est dit : « Pourquoi pas un album ? ! ». De là, en 2011, est né le projet AP2P, All Power To The People. On a commencé à partager nos expériences, je suis venu à New York et j’ai découvert des endroits incroyables, des centres pour l’amélioration des conditions de vie des jeunes par exemple. Leurs luttes locales. De même pour lui. Je lui ai fait découvrir les centres sociaux d’Italie et les mouvements auxquels je participe. Je dois dire que si j’ai choisi de m’associer à M-1, c’est tout simplement parce que c’est l’artiste le plus engagé politiquement que je connaisse. J’ai eu le même rapport avec le rappeur d’Assalti Frontali, Militant-A. J’avais vingt ans à l’époque, j’étais très jeune mais ce type était pleinement engagé et me faisait confiance. Il m’a vraiment permis de me découvrir politiquement. C’est un vrai camarade et un frère. Et il en est de même avec M-1, c’est mon frère et un véritable camarade. Aux États-Unis, il existe peu de MCs aussi impliqués au-delà de leurs lyrics. Des gens qui voyagent en Palestine et cherchent à rencontrer Shadia Mansour par exemple. Voilà les raisons pour lesquelles Dead Prez m’a tout de suite intéressé.

M-1 : Je voudrais ajouter quelque chose à propos de notre association qui dépasse le cadre de la musique…

BBK : « It’s bigger than hip-hop ! (1) »

M-1 : Bien sûr ! Trop souvent nous ratons les occasions de changer les choses, réellement. Pour moi donc, au-delà de la musique, la collaboration avec Bonnot était pour moi l’occasion de comprendre d’une manière différente comment les luttes s’organisent ailleurs et différemment. Très souvent un mouvement peut stagner. Il y a un besoin d’oxygène et d’air frais en termes d’inspiration, de mobilisation et de motivation chez les gens. Cette association représente pour moi une vision complètement nouvelle de la façon dont un mouvement peut avancer. La musique a été pour moi un vecteur formidable pour accéder à la culture, c’est clair. Aujourd’hui, je peux travailler avec les producteurs que je veux, pas parce que je suis le meilleur MC du monde mais parce que grâce à mon parcours, j’ai cette possibilité. Beaucoup de producteurs ont du talent mais peu sont révolutionnaires. Si je rate ces occasions de collaboration, je passe à côté de grandes choses. Les artistes font des connexions pour des trucs merdiques… pour le biz, pour la came… Cette collaboration, cette alliance que j’ai faite avec Bonnot, ce n’est pas quelque chose qui arrive tous les jours. Je ne veux surtout pas perdre ça, je veux absolument développer notre délire parce que je sais que c’est ce qu’il y a de plus fort. Je veux dire par là que notre rencontre et notre volonté sont similaires à ce qui est à la base ; tirer de l’énergie et des possibilités d’une situation qui en paraît dépourvue au premier abord.

BBK : Ok, très bien. Ma question porte exactement sur ce dont vous parlez. J’aimerais savoir comment vous considérez le lien entre musique et politique. Sur le flyer de votre concert ce soir par exemple, on peut te voir, M-1, en train de tenir un livre sur lequel on peut lire « agit-prop »

M-1 : J’ai envie de répondre : tout est politique. Cette idée me vient de ce que m’ont enseigné de grands révolutionnaires. Mon nom est Mutulu Olugbala. Mon mentor s’appelle Mutulu Shakur. Une de mes maitres à penser s’appelle Omali Yeshitel, révolutionnaire de longue date, leader et fondateur du Uhuru Movemement. Certains des camarades de Uhuru étaient présents ce soir, tenaient une table, ils faisaient du « travail révolutionnaire » (« revolutionary exercise ») on pourrait dire. C’est de là que je viens. Donc quand je dis que tout est politique, je pèse mes mots ; tout est politique : la raison pour laquelle nous sommes ici, la raison pour laquelle nous portons tel ou tel t-shirt, les danses que nous dansons, la raison pour laquelle la livre sterling est plus forte que le dollar… Tout est politique ! Et bien sûr, la musique est politique. Je voudrais aussi ajouter quelque chose, une citation du Black Panther Party (BPP) à propos du pouvoir ; et on ne le dira jamais assez : Pouvoir au peuple ! Le pouvoir, tel que défini par Bobby Seale et Huey P. Newton en 1966 c’est « la capacité à définir un phénomène et à le transformer en action selon nos désirs ». De ce point de vue, le hip-hop et la musique en général sont évidemment des phénomènes sur lesquels nous voulons agir. On construit petit à petit, pierre par pierre, pour le plus grand bien.

B. : Et nous avons besoin de tous types de savoir-faire. C’est très important. Quand nous tournons, nous recherchons toujours des camarades avec des savoir-faire multiples, au-delà de la musique bien sûr. On rencontre des révolutionnaires incroyables à chaque fois. On a besoin de tellement de choses…

M-1 : À propos d’agit-prop, ça figure sur le flyer parce que dans ma formation politique, l’agitation-propagande avait une place importante. J’ai appris ça au contact d’Emory Douglas, Ministre de la Culture du BPP. On était d’ailleurs invité il y a deux semaines à Göteborg, par un groupe appelé The Panthers pour des ateliers sur l’importance de l’agit-prop.

BBK : Okay, je capte mieux. Hier, pour me rafraîchir la mémoire, je suis allé faire un tour sur Wikipédia, voir ce qu’ils proposaient comme définition pour agit-prop. En gros, l’agitation est affaire d’émotions tandis que la propagande en appelle à la raison, les deux ensemble forment un cocktail puissant pour toucher les gens. Est-ce qu’on peut faire ce parallèle avec votre musique ? Elle atteint les émotions et le discours, lui, touche la raison politique des gens ?

M-1 : J’espère ! On espère que c’est ce que notre musique fait… Je veux dire, au final, tout est question de fréquences et de vibrations donc ouais, c’est tout à fait ce qu’on recherche. La vie est faite de ça, des vibrations et des fréquences qui touchent le cerveau, c’est tout simplement scientifique. On essaie de trouver l’alchimie juste pour inviter les gens à se bouger mais d’une manière différente.

BBK : Sisi. Je voudrais vous poser une question à propos de musique. Ton parcours, M-1, est assez clair pour moi. Depuis Dead Prez jusqu’à aujourd’hui, je te suis. Je connais moins le parcours de Bonnot avec Assalti Frontali. M-1, toi, tu es rappeur…

M-1 : Faux, c’est faux…

BBK : Ah ouais ? ! Okay ! Ça va dans le sens de ma question. Ce n’est pas moi qui peux vous définir. Je sais que toi Bonnot, tu es derrière les platines, que tu fais des prods. J’ai aussi vu des vidéos où tu joues de la basse ou de la guitare. Comment vous définissez-vous sachant qu’on entend des influences diverses dans votre son, des beats hi-tempo, du dubstep, etc... Vous considérez-vous comme un groupe hip-hop, est-ce important de vous catégoriser vous-mêmes ?

B. : Mon expérience musicale a commencé de manière autodidacte en tant que bassiste, dans tous les styles de musique : rock, punk et grunge… Vers l’âge de 17 ans, je commence la contrebasse, je suis des cours au conservatoire, j’étudie le jazz et je découvre la musique classique et la musique d’orchestre. Ce qui me plaît, c’est la fusion, le mélange des genres surtout. Le seul rap que j’écoutais à l’époque était celui des Beastie Boys et de Rage Against The Machine, des trucs fusionnés. Le concept de la boucle ne me plaisait pas parce que je jouais d’un instrument, je trouvais que ça avait ses limites. Avec ma contrebasse, j’ai commencé à expérimenter dans un groupe de rocksteady, Arpioni, un groupe légendaire en Italie qui faisait de la musique jamaïcaine. Ce processus a été long, je veux dire que concrètement les choses ont commencé quand j’avais 12 ans et continuent aujourd’hui. Je n’étais pas un Bboy, je n’écoutais pas de hip-hop. Je connaissais la scène hip-hop à travers Assalti Frontali mais je ne les suivais que pour les lyrics, le contenu, les thèmes et sujets abordés. Jusqu’à mes 20 piges, je ne connaissais rien du hip-hop en Italie, c’est à travers le militantisme que j’ai découvert le mouvement. J’ai encore des tonnes de choses à découvrir dans le hip-hop et en même temps, j’arrive dans cet univers avec beaucoup de connaissances musicales, ce qui rend le truc très intéressant. Réaliser les albums d’Assalti Frontali est une pure partie de plaisir, je crée à peu près toute la musique et je kiffe ! Pour moi, la musique est un langage avant tout, les genres ne me parlent pas. La musique, je l’étudie mais c’est quelque chose que j’emporte avec moi en manif’. C’est comme ça que je vois la musique. Une sorte d’expérience pratique. Nos clips représentent bien cette idée : toujours tournés dans des endroits différents et au fil de nos projets. On a réalisé des clips dans le quartier de Little Haiti à Miami, à Athènes ou encore à Rome durant les émeutes du 15 octobre il y a trois ans (2).

M-1 : Pour ma part, ma référence culturelle, c’est clairement le hip-hop. Là où j’ai grandi, on est né hip-hop, on vivait hip-hop, on marchait hip-hop. Personne ne le définissait ou se disait : « il faut être hip-hop ». C’était juste un mode de vie, quelque chose d’organique. La manière de porter sa paire d’Adidas, c’est quelque chose qu’on faisait naturellement, tu vois ce que je veux dire. J’ai commencé à graffer et danser à 12 piges. Je pense que je voyais le battle comme un rite de passage à l’âge adulte à l’époque. Je suis né à Jamaica [dans le Queens] mais j’ai grandi à Brooklyn, New York. Maintenant pour revenir à mon objection de tout à l’heure, je vais expliquer pourquoi je ne suis pas un rappeur. Le hip-hop et le rap sont deux choses distinctes à mon sens. Un rappeur peut inventer, improviser sur n’importe que sujet. On lui balance un beat et il est capable de livrer tout ce qu’il a à l’intérieur. C’est précisément ce que je ne fais pas… Ce que je fais est calculé et le hip-hop est calculé. Le hip-hop, ce sont 5 éléments connus de tous. Donc oui, le hip-hop est mon point de référence, tous les jours. Je me considère avant tout comme un révolutionnaire. J’ai appris à voir les choses de cette manière en devenant un révolutionnaire. Des gens ont donné leur vie, des gens passent des années interminables au placard et s’en tamponnent de savoir si le hip-hop existe ou pas car la liberté de notre peuple importe bien plus que cela. On peut être révolutionnaires et plein d’autres choses. On peut être révolutionnaire et homme de ménage, on peut être révolutionnaire et prof, on peut être révolutionnaire et mère, tu vois ce que je veux dire ? Mon premier taff, c’est d’abattre l’impérialisme. Voilà pourquoi le hip-hop est si important. C’est le battement de coeur du secteur le plus opprimé de notre communauté. Voilà pourquoi le hip-hop est important. Voilà pourquoi tu ne peux pas contourner le hip-hop, pourquoi le hip-hop est partout à la télé. Ils utilisent le hip-hop pour définir le monde. Tu vois ce que je veux dire ?

BBK : À propos de votre mode de vie, je sais que pour M-1 et Dead Prez, vous mettiez l’accent là-dessus : le véganisme, un discours sur le cannabis qui permet de libérer les esprits mais qui peut aussi freiner les initiatives. Un sens du soin du corps et de l’esprit de manière générale. Comment liez-vous votre éthique, votre vie et votre musique.

M-1 : Pour moi, il n’existe pas de formule toute faite . Il faut vivre dans le monde réel. On arrive tous armés de théories différentes, le but est de les expérimenter, les confronter à la réalité et de re-théoriser à l’issue de cette confrontation… Je me lève le matin, je fais mes diez et le soir, je couche tout sur la table, je vois ce qui marche, ce qui ne marche pas. Le lendemain je reviens armé de la synthèse que j’ai faite entre ma théorie et ma pratique. C’est ce mouvement qu’il faut garder à mon sens. Je n’invente rien ! C’est du marxisme, du matérialisme dialectique… Je suis un Africain internationaliste de la perspective révolutionnaire à travers laquelle je vois le monde. Tu sais, quand on est arrivé dans le game, on théorisait pas tout ça : le véganisme, la drogue comme système d’aliénation, etc... On constatait juste qu’on était malades, qu’on ne prenait pas soin de nous parce que rien n’incitait à prendre soin de soi. On voulait juste faire mieux et être meilleurs que la veille. Je ne suis pas d’accord avec les catégorisations. Un jour, c’est cool d’être vegan et un autre c’est dépassé. Puis un jour, le délire, c’est les régimes sans gluten puis après, c’est dépassé aussi. La drogue et l’alcool, le diabète, le cancer constituent des attaques qui ciblent spécifiquement la communauté noire aux États-Unis. C’est une attaque ciblée. Je veux être révolutionnaire et en bonne santé afin de vivre assez longtemps pour voir le dernier jour de l’impérialisme ! Danser sur la tombe de toutes ces conneries ! Je veux vivre une époque meilleure, une ère d’égalité, de vraie liberté. Dans ma propre vie ! Pas quarante piges après que je ne sois plus là ! Je veux croquer cette vie ! Ça n’a rien d’égoïste, c’est pour ça qu’on se bat ! Et si on est plus nombreux à voir les choses de cette manière, on apportera des solutions plus rapidement. Les gens n’attendront plus. Les gens pensent que le merdier est trop gros. Mais que dalle, on peut largement plier l’affaire ! Voilà ma philosophie de vie, ce n’est pas quelque chose de rigide. Il faut penser comme l’eau (« think like water »), être comme l’eau.

BBK : Sisi. C’est très clair. Pour continuer sur cette question, je me demande comment vous, qui avez des parcours et expériences différentes face à une industrie capitaliste, un game avec de telles valeurs, comment vous vous positionnez face à ces labels, cette industrie ?

M-1 : Je vais commencer parce que j’aimerais vraiment commencer en disant un truc mais je laisserai la parole à mon frangin juste après. Il y a des théories comme quoi le capital dans son projet de se s’étendre, pourrait aller jusqu’à nous vendre suffisamment de corde pour se pendre lui-même, nous vendre, si nous les achetons bien sûr, assez de munitions pour flinguer le capitalisme et sa propre armée. C’est ce que fait le capital dans sa course à l’argent. C’est un point archi délicat bien sûr. Je veux dire, le capitalisme vit de l’exploitation du plus grand nombre pour les bénéfices du plus petit… Donc ces labels dont tu parles, ils essaient de maximiser leurs profits sur ton art, sur ton travail. Ce qu’ils ont en tête, c’est l’oseille que ça rapportera évidemment, il ne s’agit pas de produire de la bonne musique. Tout ça, on le sait, on sait très clairement qui est en face de nous. Mais on a un projet et notre but c’est de le faire vivre, renverser à un moment donné le rapport de pouvoir pour faire vivre notre projet, développer notre musique et notre message. C’est une approche duelle. Je ne suis pas capitaliste. Le capitalisme rend aveugle à vrai dire, ces gens ne voient même pas ce que j’ai à apporter. Ils ne nous voient même pas venir armés d’un message critique et révolutionnaire.

BBK : Tu l’as vécu ça ? L’industrie complètement aveugle face à ton projet et son message, qui ne calcule même pas comment tu défends tout l’inverse de ce qu’ils construisent chaque jour ?

M-1 : Frère, tu ne te rends pas compte… Lorsque Loud Records a signé Dead Prez en 1996 qui avait également dans son catalogue le Wu Tang, Big Pun, Mobb Deep et d’autres, ils ne nous voyaient absolument pas comme un groupe révolutionnaire qui pourrait ajouter une nouvelle touche au hip-hop. Le patron du label est un type qui s’appelle Steven Rifkind, issu de la communauté juive qui est connu pour dépouiller les artistes. Son père, Jules Rifkind, tout aussi connu dans le business, en a fait autant pendant des années chez Spring Records, un label R & B qui avait dans son répertoire James Brown ou encore Millie Jackson. Ils ne nous ont pas signés pour la pureté de notre approche ou quoi que ce soit, ils ont réfléchi à leurs intérêts : est-ce que Dead Prez pouvait intéresser un certain public et est-ce qu’un créneau de ventes existait. Est-ce que cet investissement leur permettrait de s’offrir une nouvelle Benz ou pas ? C’était ça qui leur importait ! Je vais passer la parole à mon partenaire mais j’aimerais finir avec ça : c’est une approche double, j’ai appris ça en tant que révolutionnaire. Toute action que je fais, dans cette société, servira le capitalisme. Ce jus d’orange devant moi, la nourriture préparée devant mes yeux, mes chaussures fabriquées à la main en Afrique servent d’une manière ou d’une autre le capitalisme. On peut s’autoproclamer un authentique révolutionnaire mais face à ce phénomène, on ne peut rien faire. C’est dans ce sens que je parle d’une double approche. Il faut à la fois tuer le système et construire le nôtre. Donc oui, je signerai sur un label du type Loud Records mais cela me permettra d’avoir accès à d’autres choses, Pour le dire clairement des ressources : de l’argent, un logement, des biens matériels qui nous permettront de changer les choses au sein de notre mouvement et renverser le capitalisme. Concrètement, j’ai besoin d’un lieu pour que l’on puisse se rassembler, d’ordinateurs pour communiquer, d’imprimantes pour tracter et differ, d’un studio pour enregistrer, etc.

B. : Je viens des milieux anti-précarité, du mouvement de centres sociaux autogérés avec l’occupation de bâtiments et l’autodéfense pour les garder. On a développé tout ce dont nous avions besoin nous-mêmes. Je vais vous donner un exemple concret pour éclaircir ce que je dis. Assalti Fronatli avec d’autres posses (3) ont créé une chaîne de distribution indépendante, tout était auto-produit et ça fonctionnait très bien à l’époque, dans les années 90. Ça venait de Bologne, de Rome, de partout. Ce réseau de distrib’n’existe plus, ce qui ne veut pas dire qu’il ne marchait pas mais la vie est faite d’épisodes. Cela dépend de tes objectifs, à l’époque, on voulait tout faire nous-mêmes. Aujourd’hui, si ton objectif est d’amasser de l’oseille, peut-être est-il plus judicieux de collaborer avec un label sur un album. Faire du blé pour le blé n’a évidemment aucun sens soit dit en passant. Tout dépend du moment et de ton objectif. J’ai de la chance, je fais toute ma musique moi-même, en auto-prod’, avec ma propre distrib’. Grâce au réseau des camarades, un vrai big up à tous d’ailleurs, je peux faire les choses moi-même. C’est ça qui m’intéresse, des lieux comme celui de ce soir, je ne cherche absolument pas à jouer dans les plus gros clubs de Paris. Je cherche des gens qui fréquentent des lieux comme la Parole Errante, des camarades. Actuellement, on fait plein de choses dans ce sens en Italie. Développer notre musique, nos kiffs artistiques, notre business, à notre manière. Pour vivre, car on a besoin de vivre. Je le répète, j’ai vraiment de la chance car je peux vivre de ma musique. Je joue tous les week-ends à travers l’Italie et en dehors mais ce n’est pas la même pour tout le monde. Des potes à moi charbonnent huit heures par jour à la chaîne et ensuite vont rapper et faire de la musique. C’est très dur. Le plus important en somme, c’est ton objectif, ton désir. Ce que je souhaite, c’est que les gens aient plus de temps pour eux, qu’ils puissent étudier, faire de la politique. Qu’ils n’aient pas à travailler pour le capitalisme de manière générale. C’est triste à dire mais peut-être que certains des camarades les plus fiables que je connaisse bossent dans des banques…

M-1 : J’ai un camarade qui taffe dans une prison !

BBK : Oh, merde…

B. : Et je peux te garantir que ce camarade se bouge dix fois plus qu’un mec d’apparence révolutionnaire, style hippie sans but ou objectif, tu vois ce que je veux dire…

M-1 : L’idée générale est de penser comme la guérilla, utiliser ce que l’on a.

BBK : Okay. Ma dernière question concerne la situation du hip hop et de la musique contestataire en général. J’en profite pour rebondir sur une actualité. Hier est sorti le premier extrait du nouvel album de Kanye West, le titre s’appelle « New Slaves ». Qu’est-ce que cela vous évoque ? Des sujets pareils sont repris dans le hip-hop mainstream. Qu’est ce que ça vous fait de voir des grandes figures révolutionnaires citées à tout va (Malcolm X, Huey P. Newton, Che Guevara, etc.) Qu’est-ce que vous pensez de l’industrie culturelle capitaliste qui arrive sans cesse à absorber tout mouvement contestataire ?

B. : La qualité de ce que tu dis dépend de ce que tu fais, c’est comme ça que je vois la vie. Quelqu’un qui dit « J’représente Malcolm X », pourquoi pas. C’est même cool, mais il y a une différence entre quelqu’un qui évoque le Che et quelqu’un qui se bat concrètement en honorant les combats de l’homme. Quand Dead Prez chante « Malcolm, Garvey, Huey » , ils vivent ce qu’ils disent. Par conséquent, eux sont crédibles à mes yeux.

M-1 : Ce qui me fait vibrer, ce qui me fait tenir, c’est la contre-culture. Je vis pour le basculement. Parfois le merdier, la bulle devient tellement grosse que ce qui est nécessaire c’est l’antithèse de tout ça. Le hip-hop produit ce genre d’antithèses à différentes échelles mais continuellement. Et je vis pour ça parce que ça me permet d’avoir accès à des points de vue tellement riches mais tellement peu partagés… Ce que je veux dire par là, pour reprendre ton exemple à propos de Kanye… On se connaît très bien, on a passé du temps au studio à l’époque, il a produit pas mal de morceaux pour Dead Prez. Effectivement, il n’est pas du tout issu de la classe ouvrière, Kanye aurait pu être ce qu’il voulait, il aurait excellé dans tellement de choses ; et j’ai envie d’ajouter ceci, la dernière chose dont nous avons besoin, c’est d’un rappeur. Dans ce monde, actuellement, nous n’avons absolument pas besoin d’un autre rappeur. On a des tonnes de gens qui veulent être rappeurs mais personne ne veut être le médecin qui pourra nous soigner et nous transmettre des techniques de soin ! Ou l’avocat qui pourra nous défendre toutes les fois où on se fait serrer et qu’on a besoin de sortir de prison. Pour revenir à Kanye, qu’est-ce qu’on en a à foutre de ses limites, de combien il brasse et de ce que ça implique ? Je le dis parce que je le connais, pas du tout par provocation. Clairement, il ne vient d’aucune tradition politique que je respecte. En conséquence, je m’en tape de son point de vue à propos du nouvel esclavagisme. Sa perspective n’est pas la mienne…

BBK : Le truc, c’est qu’il occupe tout l’espace ! Parfois, j’ai de la frustration qui monte en moi, je n’interdirais à personne d’évoquer des sujets pareils mais il y a une pensée dans un coin de ma tête du type : « Putain… Ce boloss parle de choses sérieuses et les rend hype » tu vois ce que je veux dire…

M-1 : Voilà comment je vois le truc : ça ne me dérange pas qu’il parle de ce genre de choses. Prenons Mary J. Blige par exemple. Elle peut faire un morceau à propos de Malcolm et on sera tous ému. Ce sera touchant, beau et c’est très bien ! Mais si les gens lorgnent du côté de la contre-culture, c’est bien parce qu’ils voient que c’est dans ce sens que ça se passe, à partir de là les choses prennent de l’ampleur et donc effectivement, la mode va s’en saisir. Ce qui ne veut aucunement dire que le fond politique soit leur préoccupation première… Donc Mary J., pour la citer en exemple, est dans cette démarche et doit probablement se dire : « Waouh, tous ces gens avec des tatouages de Malcolm et des t-shirts à son effigie ! J’entends plein de gens en parler, ils ont l’air touchés par son histoire, peut-être que je devrais écrire une chanson à propos de lui » Et c’est très bien ! Mais soyons sérieux une seconde… Qui milite ? Qui est présent sur le terrain ? C’est là où je veux en venir. Kanye n’a jamais été là. Et pourtant il nous connaît, depuis le début même !

BBK : Sisi. Très bien. Convention journalistique oblige, vous avez quelque chose à ajouter ?

M-1, B. : Merci ! Merci frère.

BBK : Merci à vous les frères !

(1) NdT : Titre phare de Dead Prez.
(2) NdT : #15O : Journée de manifestations internationales appelée pour le 15 Octobre 2011 par le mouvement des Indignés et le mouvement Occupy Wall Street. À Rome, la manifestation réunit plus de 200 000 personnes et fut marquée par d’importants affrontements avec les forces de l’ordre.
(3) NdT : Dans le contexte italien, les posses ont marqué la naissance du mouvement hip-hop italien et étaient souvent liés aux milieux autonomes et aux espaces occupés.



Propos recueillis le 24/05/2013 par Malick ZK pour BBoyKonsian.
Photos de l’interview : Rodrigo Avellaneda - www.flickr.com/photos/rodrigoavellaneda
Photos du concert : Gautier Zaregradsky - www.zareg.org
Maquette : collectif Angles Morts

Vous pouvez télécharger la brochure de l'interview mise en page par le Collectif Angles Morts:
itw___m_1___bonnot___bboykonsian.pdf ITW - M-1 & Bonnot  (1.79 Mo)
Jeudi 3 Avril 2014





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