Blog de Béton ArméE




'Nous sommes en guerre pas pour la paix mais la victoire' - Article11 (Octobre 2012)


Chronique du livre de Skalpel "Fables de la mélancolie" par Sébastien Navarro parue sur Article11.info le 2 octobre 2012.


"Nous sommes en guerre pas pour la paix mais la victoire"

Cela fait un bail que Skalpel triture les mots, les tricote et les détricote. Il a d’abord été rappeur – il l’est toujours d’ailleurs -, crachant son quotidien sauce banlieues 93 sans fard ni maquillage. Aujourd’hui, celui qui se revendique « écriteur » plutôt qu’écrivain sort un recueil de textes, « Fables de la mélancolies ». Là aussi, il ne triche pas.  

Les éditions BboyKonsian (1) récidivent : après Le Théorème de la Hoggra dont il fut question il y a peu ici-même, c’est au tour de Skalpel, rappeur de feue La K-Bine (2), d’allonger le corps de ses insomnies sur la table d’autopsie. Itinéraire d’un banlieusard du 93 qui n’a pas coupé le cordon avec une matrice en constante ébullition.
« J’ai grandi avec des fils et des filles d’immigrés maghrébins. Mon empathie et mon identification à une communauté spécifique ne sont pas théoriques. Je dis nous, quand je parle de mes frères arabes avec qui j’ai grandi, cela peut paraître bizarre pour un Uruguayen, mais ma carte de séjour et mon vécu me donnent toute la légitimité pour le faire. » Skalpel se raconte. Skalpel se situe. Skalpel s’est ouvert le bide et déballe ses entrailles pour un examen attentif. Tout ça est chaud et passablement visqueux, par moment les relents indisposent. Le type n’a pas mis de gants. Encore moins de masque. Les mesures prophylactiques, il s’en carre. Le staphylocoque doré, encore un truc que seuls les bourges ont les moyens de se payer.
Skalpel écrit. C’est pour cela qu’il est écriteur. Pas écrivain ; écriteur. La différence ? L’écrivain naît pour diffuser son message ; l’écriteur disparaît pour laisser place au sien. « Quand l’Ecriteur parle de la merde, c’est parce qu’il l’a goûtée ou au moins qu’il a fait l’effort de la renifler un peu. Il méprise les écrits théoriques qui ne sont pas tirés de la pratique, de l’expérience personnelle ou de l’enquête rigoureuse. » Veinard de première, Skalpel n’a eu qu’à ouvrir la fenêtre pour trouver la matière brute de ses cogitations : le béton de la Cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois où il a grandi. La Seine-Saint-Denis. Tout part de là. De la substantifique moelle du Neuf-Trois, de laquelle il a tiré sa principale inspiration. Il a rassemblé une quinzaine de texte et appelé le tout : Fables de la mélancolie. Ça donne l’impression qu’il nous écrit d’un territoire lointain, une de ces zones grises qu’on connaît si mal : quelque nervure à lumière orangée à la rigueur. La cité donc. Ses clichés. Sa violence. Ses combines. Ses médias. Ses solidarités. Son rap. Ses plans drague. Ses rêves.
 
Pour les flics, Skalpel alias Emiliano est un « sale bougnoule » parmi les autres. Voilà qui fait son affaire, au Latino, même s’il est conscient qu’être un fils de réfugiés politiques Tupamaros (3) a fait de lui « quelqu’un de fun et d’atypique dans la cité  ». Car Skalpel est le fruit d’une histoire, et cette histoire lui a été transmise par ses parents. Biberonné au marxisme-léninisme, le jeune homme s’est peu à peu ouvert aux idées libertaires. Il relate ses discussions politiques avec ses potes au bas des barres. Il leur parle de Cuba, de Guevara qu’il considérait à l’époque comme «  l’être humain le plus parfait que la Terre ait jamais connu  » avant que Bakary le corrige : «  L’être humain le plus parfait était le prophète Mohamed. » Beau joueur, Skalpel continue son récit. Même pas ébranlé par ce crime de lèse-laïcité… Les textes alternent : entre chroniques et cogitations personnelles, fantasmes et portraits souvent tendres. Tel celui de Mehdi dit « Montana », un pote qui ramène tout au Scarface de De Palma : « Fidel Castro ?! C’est un bonhomme ! Il est increvable et il emmerde grave les States ! En plus il déchire grave avec ses gros cigares de parrain ! »

L’écriture est brute, sans fard. La paluche pleine de cals ; les yeux rougis par de vertigineuses introspections. Les impudeurs s’enchâssent dans quelques échappées lyriques très contrôlées. Skalpel est un obsédé du contrôle. Contrôle de ses nerfs, de ses pulsions, de ses émotions. Le type n’a rien à foutre du pilotage automatique. Il sait qu’il est aux commandes de quelque chose qui le dépasse. Et ce quelque chose, cet héritage, cette brutale compréhension du monde tel qu’il va, cette conscience militante qu’il a dans son ADN comme d’autre ont chopé celui de la connerie ambiante, en fait un être éminemment redevable : «  Ma vie s’écrit en minuscule, et je ne suis même pas sûr d’être l’unique auteur de ces quelques lignes introspectives. » Il s’examine avec la patience et la minutie d’un entomologiste penché sur une nouvelle race de diptère. Le type veut comprendre. Sa propre biologie, celle de l’Histoire, la plurielle, celle des conclusions dramatiques et des épilogues revanchards, celle des luttes sociales, celle du béton des 3 000 parce qu’il fait partie de ceux qui savent « qu’aucun changement radical dans cette société ne se fera sans les habitants des quartiers populaires, des cités et des taudis modernes  ». Il met en garde ses frères et ses sœurs contre les chacals qui ne voient dans les grands ensembles périurbains au mieux qu’un réservoir à suffrages au pire qu’un cœur de cible prémâché pour les voracités cathodiques. Il pointe du doigt ces militants bon teint bon œil venus s’acheter une bonne conscience en traversant le périph’ et prévient ses frères : «  Si des gens viennent vous voir pour vous demander de militer pour telle ou telle cause, exigez d’eux de la cohérence, du suicide social, de la rupture familiale et des partages des difficultés de votre quotidien. Si c’est pour des élections, giflez-les […]. S’ils ont pitié de vous, dépouillez-les et laissez-les à poil. »

Au fond c’est une histoire de pêché originel. À partir du moment où l’individu est gagné par les idées révolutionnaires, à partir du moment où il inscrit sa vie dans un processus de transformation radicale de la société, il ne peut faire l’économie d’un minimum d’examen autocritique. Dans quelle mesure, ma vie, mes actes, mes choix sont en adéquation avec mes idéaux ? Skalpel a une fixette : la cohérence. Les lâchetés quotidiennes, les siennes propres et celles des autres, en ligne de mire. Il exècre « ceux qui sont capables de tenir un discours ultra radical dans leurs livres et d’avoir une attitude totalement opposée à ce discours dans la vie de tous les jours ». On pense à l’icône du néo-polar français proche de l’Internationale Situationniste, Jean-Patrick Manchette qui faisait, un jour d’octobre 1969, ce constat lucide sur sa propre duplicité, entre désir révolutionnaire et conservatisme petit-bourgeois : «  Je cherche donc à me ménager le pur retournement de veste. Avec le système tant qu’il pourra m’appointer abondamment. Avec la révolution dès qu’elle sera le seul moyen, ou le seul espoir, de jouir.  » (4) Une posture à des années-lumière de celle défendue par Skalpel et son schéma de l’écriteur.

L’écriteur est un militant, avec tout ce que cette référence implique comme renvoi à la charge étymologique du mot : miles (le soldat). D’où ces références, latentes ou explicites, à la violence. Cette violence, Skalpel n’en fait ni l’impasse, ni un plat. Il fait avec. Par moment, elle le démange. À d’autres, elle le dérange. Les humeurs désabusées et autres manœuvres dilatoires (camarades, la situation n’est pas mûre…) conviennent peut-être au peuple du premier monde, mais dans son monde à lui, sous perfusion du trabendo et taraudé en permanence par l’urgence sociale, il y a belle lurette qu’on est rentré en résistance : «  La violence révolutionnaire c’est bien quand c’est à 5 000 kilomètres et que l’on peut suivre son évolution sur internet en enfilant son tee-shirt de Marcos, mais quand c’est au pays basque, en banlieue ou en plein Paris, c’est trop radical. »

L’endroit est idéal pour le panorama. Au loin : les bretelles d’autoroute, le clocher d’une église, et peut-être même en arrière-plan une colline quelconque que l’on devine à travers la brume. En périphérie, les rectangles érectiles de quelques tours bâties au pas de charge dans les années 1960. Des Trente-Glorieuses aux Trente-Foireuses, reste la cité. Ouvrière, populaire. Guerrière pourquoi pas. Tout est question de point de vue. Et l’on pense encore une fois que le plus important n’est pas toujours ce que l’on regarde. Mais d’où l’on regarde.

 
 

1. BboyKonsian  : à la fois label de rap hardcore, webzine sur l’actu rap et militante et maison d’édition.

2. Après une expérience solo, Skalpel revient au sein d’une nouvelle formation : Première Ligne dont la prochaine galette est attendue en décembre 2012.

3. Le Mouvement de libération nationale - Tupamaros était une organisation révolutionnaire, auteure d’opérations de guérilla sur le territoire uruguayen durant les années 1960 et 70. Ses membres ont depuis déposé les armes et l’organisation a intégré le jeu politique institutionnel.

4. Jean-Patrick Manchette – Journal 1966-1974 – Éditions Gallimard, 2008.


 

'Le théorème de la hoggra - La violence et le mépris' - Article11 (Mars 2012)


Chronique du livre de Mathieu Rigouste "Le théorème de la hoggra" par Sébastien Navarro parue sur Article11.info le 22 mars 2012.


"Le théorème de la hoggra - La violence et le mépris"

Scénariser, mettre en scène - pour mieux faire comprendre. Et à la recherche historique et au combat politique, adjoindre l’arme de la littérature. Le Théorème de la Hoggra, dernier ouvrage du sociologue Mathieu Rigouste, relève de cette double ambition : il s’agit d’incarner ce que démontrait L’Ennemi Intérieur. De lui donner vie.  


« Alors il faut bien se raconter quelques histoires avant de crever. »


Des histoires, il en est question au cours de ces presque 240 pages. Elles cheminent, en d’incessants va-et-vient, le long des fissures qui parcourent le fond de la Méditerranée : de l’Europe à l’Afrique, de la France à l’Algérie, de la métropole au département, du moins celui d’avant 1962. Des fissures sans fin, sans fond, dans lesquelles l’auteur n’hésite pas à trimballer sa lampe de spéléo, histoire de mettre à jour la nature intrinsèque de tout bon État démocratique qui se respecte. Une nature qui pourrait se réduire à une seule obsession : le contrôle de sa population, et notamment de sa frange la plus pauvre. Et dans ce registre-là, qui mieux que l’armée pour mener la danse ? Qui mieux que l’armée française lors des fameuses opérations de pacification menées en Algérie de 1954 à 1962 ?

De la doctrine de la guerre révolutionnaire, Mathieu Rigouste a tout dit dans son bouquin L’Ennemi Intérieur (1). Dans Le Théorème de la Hoggra (2), son dernier ouvrage, il s’agit cette fois de rendre le propos plus fluide, plus accessible, mais aussi de l’incarner à travers le parcours et la destinée de plusieurs personnages, avec comme épicentre géographique, La Mandoline, une cité de Gennevilliers. Il y a Houria, la vieille Algérienne née à Constantine en 1934. Fille d’un mineur militant indépendantiste, sa conscience politique sera définitivement aiguisée lors des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945. Après avoir été torturée par l’armée française, le FLN l’enverra en France en 1957 «  pour se reconstruire et disparaître ». Il y a Nordin, qui a eu comme pouponnière le bidonville de Nanterre. «  Le nom de son père figurait dans la liste des portés disparus du 17 octobre 1961. Cette nuit-là, il venait d’avoir trois ans, il a commencé à saisir de quel côté de la France il était né. » Travailleur à la chaîne, Nordin participera aux agitations ouvrières des années 1970, dealera de la came avant de renouer avec le combat politique dans les années 1980. À la Brasserie des blés, on croisera le commissaire Maurice Carnot, bourré comme une huître mais beaucoup plus disert que le susdit mollusque. Carnot a fait la bataille d’Alger, «  vitrine de l’excellence française dans le domaine de la contre révolution ». En octobre 1961, le flic a balancé quelques fellouzes dans la Seine. « Certains collègues avaient pris l’habitude de leur faire bouffer une ou deux cigarettes, pour être sûr de les crever. J’ai jamais apprécié ces méthodes mais c’était la guerre  », confiera le poulet éthylique. Quelques pages plus loin, on fera la connaissance de sa fille, Mélanie. L’indocile purge une peine de perpette à la maison d’arrêt pour femmes de Fleury. « Ceux qui m’ont enfermée disent que je suis la fille de Maurice Carnot et de Liliane Schmitt, mais dans la réalité je suis ce qui ne fonctionne pas. » Pute à son compte, Mélanie s’est fait serrer par les condés avant que ces derniers ne la violent lors de sa garde à vue. Fleur bleue, elle a choisi le jour de la Saint Valentin pour rendre à ses amants assermentés la mitraille de leur pièce, «  trois jolies cartouches de fusil de chasse, qu’ils doivent conserver entre les poumons et la gorge ».

De violence il est éminemment question dans ce bouquin puisque de coloniale, la guerre s’est fait sociale. Et donc totale. Le spectre de Rigouste balaie les cinquante dernières années durant lesquelles va fermenter un dispositif sécuritaire qui confine à la paranoïa. D’Alger à Tarnac, en passant par Dakar et Villiers-le-Bel, l’auteur dessine les contours de plus en plus nets d’une mécanique militaro-policière toujours en recherche du dernier ajustement. Aux manettes de cette machine de mort, quelques concepteurs à la botte des 1 % planétaires. Politiques, industriels ou bien hauts-gradés, toujours cyniques, Rigouste les caricature ébauchant et griffonnant le portrait-robot de cet ennemi intérieur tant fantasmé. Tel ce boss du GIGN qui, hésitant entre ultragauche et islamistes, fait ce constat alarmant : «  Les derniers rapports de la SDAT confirment la mise en place de plusieurs réseaux d’autodéfense à travers le pays. C’est pas les révolutionnaires qui embarquent la racaille, comme on croyait. C’est toute la vermine, bougnoules et subversifs confondus qui parle de prendre les armes ! »

Outil éminemment politique, Le Théorème de la Hoggra ne saurait se laisser réduire à un exercice de pur didactisme. Se faisant passeur d’histoires, Rigouste a taillé son verbe pour le béton et le verre de ces zones grises où l’hystérie médiatico-sécuritaire joue à plein. Il n’en fallait pas moins pour donner chair à ces hommes et femmes de peu, à ces silhouettes toujours mouvantes car en dérapage constant sur des lignes de fuites. Fuite devant la norme, fuite devant la génuflexion, fuite au travers les mailles d’un filet qui se tend en fonction des convulsions capitalistes du moment. Des rouages d’une machinerie en rodage permanent naîtront des accès de jubilation. La vengeance est un carburant qui ne connaît pas la crise. La matière est là pour nourrir le polar forcément insurrectionnel : « Le spectacle assimile les rois et les bouffons. Il enivre et rend les pères Ubu assez stupides pour laisser traîner la lame que le peuple leur plongera dans la couenne. » 
Rigouste fait ainsi un pari, et mise tout sur des épaules soudain lasses de tenir les murs. De clinique, sa phraséologie devient incantatoire. Peut-être de quoi en rebuter certains. Quant aux autres, celles et ceux pour qui résignation rime avec suicide quotidien, la brèche est là qui fait béance. C’est le grand soir des calendes grecques qui précipite soudain son agenda. Sous nos yeux, l’écrivain se fait stratège et scénarise le retournement. Comme si les vieilles cendres n’avaient jamais été froides, et les brasiers prêts à repartir. Finalement il n’aura fallu qu’un souffle. Celui du vent qui se lève. Ou celui d’un larsen prêt à irriguer les fièvres.
.
«  Au départ des courts-circuits, au croisement des contraires, 
Au carrefour des massacres, au point d’impact des colères, 
À contre-courant envers et contre toutes les muselières, 
À la périphérie des genres, au cœur des poudrières. » 
(L’Angle Mort - Zone Libre vs Casey & Hamé)

 
 

1. Éditions La Découverte.

2. Editions BBoyKonsian, collection Béton arméE.
À commander ici: http://www.bboykonsian.com/shop/Le-theoreme-de-la-hoggra_p620.html

 



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